lunes, 29 de febrero de 2016

La tragédie française



Bien que le protestant Théodore de Bèze ait écrit en 1550 la première tragédie originale française (Abraham sacrifiant), la tragédie moderne naît en France en 1552, avec la Cléopâtre captive d'Étienne Jodelle. Sur le modèle de Sénèque, Jodelle invente, en s'inspirant des Italiens, la « tragédie humaniste », fondée sur une esthétique à laquelle resteront fidèles tous ses successeurs (notamment Robert Garnier et Antoine de Montchrestien). Le sujet de la tragédie demeurera immuable sous la variété des histoires, et la manière de le traiter restera la même : tout étant déjà joué, la pièce montre le malheur en marche à travers les débats rhétoriques, les réflexions philosophiques et morales, les plaintes lyriques, les récits élégiaques ou pompeux et les chants du chœur, qui débouchent sur le dénouement funeste. Visée morale, statisme, juxtaposition de tableaux plutôt qu'enchaînement rigoureux de scènes, très forte charge poétique et régularité sont donc les traits dominants de ce type de tragédie.

Conçue par et pour une élite, la tragédie humaniste n'a pas survécu au contact des représentations populaires : elle perd son caractère statique (les chœurs sont les premiers à disparaître) au profit de combats, de suicides, de viols, de mutilations, de meurtres… – le goût pour ces scènes violentes entraîne une modification dans le choix des sujets, désormais souvent empruntés à l'actualité, aux nouvelles et au roman –, en même temps qu'elle rompt avec les règles de l'unité d'action et de temps. Ce qu'on appellera après coup la tragédie irrégulière tend donc à substituer l'action à la déploration.

La fin du xvie s. voit également l'invention capitale d'un nouveau genre : la tragi-comédie, qui, tout aussi irrégulière, puise constamment dans la littérature romanesque, et partant déroule des aventures héroïques et amoureuses, où la mort n'est qu'un risque et où le dénouement est systématiquement heureux. D'égale importance fut l'importation d'Italie, à la même époque, de la pastorale, qui a l'amour pour unique enjeu et où l'action est fortement structurée grâce au principe des amours en chaîne.
C’est dans ce contexte que les inventeurs de la tragédie classique(Jean Mairet, Georges de Scudéry, Pierre Corneille, Jean de Rotrou) imaginent une nouvelle forme de tragédie régulière en puisant aux mêmes sources théoriques que les auteurs de la Renaissance.Alexandre Hardy, le principal auteur de tragédies irrégulières et de tragi-comédies du premier quart du siècle, Théophile de Viau (Pyrame et Thisbé) et le seigneur de Racan (les Bergeries) – admirés pour leurs drames amoureux écrits dans une langue polie et poétique – servent de modèles aux premiers tragédiens classiques, qui commencent eux-mêmes leur carrière par des tragi-comédies et des pastorales. En même temps, ils établissent les principes de régularité et de vraisemblance, préconisés par les théoriciens à partir de 1630, tout en intégrant les apports tragi-comiques et pastoraux que constituent l'action et le mouvement, la psychologie et le conflit amoureux, l'expression d'une volonté de dépassement de soi engendrée par la passion. La Sophonisbe (1634) de Jean Mairet marque la naissance et la victoire. d'un genre tragique régulier.


Vers 1640, quand Pierre Corneille lance, aprèsle Cid, la série de ses pièces historiques, la tragédie devient non plus le récit d'une illustre infortune, mais la mise en scène d'une action héroïque face à un conflit politico-amoureux et sous la menace d'un péril de mort : désormais, l'issue funeste n'est plus une nécessité. Même si par la suite Jean Racine substitue la passion à l'action héroïque, il ne conçoit jamais la tragédie comme une déploration, mais comme une intrigue qui progresse au rythme des affrontements et des coups de théâtre. En définitive, si opposés qu'ils puissent être par ailleurs, Corneille et Racine fondent leur dramaturgie sur une conception du genre tragique qui n'est plus celle de l'écrasement de l'homme, mais celle des conflits intérieurs insolubles, dont les héros ne peuvent se libérer que par le dépassement généreux ou par la mort.

Parmi les auteurs de la tragédie classique figurent également Tristan L'Hermite, Isaac Du Ryer, Claude Boyer, Philippe Quinault et Thomas Corneille. Après l’avènement de ce genre au xviie s., les imitations duxviiie s. (Crébillon, Voltaire, Népomucène Lemercier) ne parvinrent pas à en ranimer le souffle.

Au xxe s., la tragédie grecque est redevenue un modèle ou une nostalgie pour quleques auteurs comme Paul Claudel, Jean Cocteau, Jean Giraudoux, Jean Anouilh. Mais les dieux sont morts et, malgré les efforts d’Albert Camus et de Jean-Paul Sartre pour opposer à la tragédie de la fatalité une tragédie de la liberté, le genre, âprement critiqué par Berthold Brecht, n'a pas retrouvé la communion ou l'angoisse collective nécessaire à son épanouissement.

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